Salade ou balade Niçoise ?
Ecrit par Julien DEMONTFERRAT le 1 déc, 2025 dans la rubrique Libre propos / Paraula Libre | 0 commentaires
Un mesclun entre balade niçoise et salade niçoise sous la plume d’un écrivain niçois.
C’est un texte que nous a offert Michel Butor avec cet exercice litteraire qui date, certes, …mais est toujours d’actualité.
(NdlR: 1-pour la compréhension du texte, se souvenir que cela a été écrit lorsque Jacques Medecin était maire de Nice. 2- ne pas faire attention aux imprécisions historique: notre auteur était un écrivain reconnu mais pas un historien.)
Balade / Salade Niçoise
Pour réussir votre vraie salade (balade) du Comté de Nice suivant les conseils du député-maire, grand spécialiste en cuisine locale, vous couperez pour six couverts, dix tomates moyennes en quartiers et les salerez une première fois légèrement sur la planche. Vous couperez aussi trois œufs durs en quartiers ou rondelles, vous détaillerez 12 filets d’anchois en trois ou quatre morceaux chacun mais vous n’oublierez pas….les églises à dentelles de marbre, les eucalyptus et les mimosas venus d’Australie, le fantôme des carnavals d’antan et des hommes de Terra Amata qui chassaient l’éléphant, le rhinocéros et le cerf sur un fond d’arrière-pays à grandes solitudes et… hâtez vous d’en profiter, la pollution monte.
Vous prendrez des villas 1900 avec ce qui reste de leurs parcs et orangeraies , les vignes de Bellet et les serres d’oeillets et de roses, vous trancherez finement un beau cocombre épluché, l’émincerez en anneaux très fins , deux poivrons verts et six petits oignons frais et, selon la saison, douze petits artichauts ou deux cents grammes de petites fèves. Mais… vous n’oublierez pas les palmiers, cycas, hibiscus et glycines, et encore le fantôme des carnavals d’antan où Raymond Roussel regardait un mannequin grotesque avec un nez rouge représentant un rémouleur gigantesque… et les hommes du Lazaret qui ont chassé les descendants de ceux de Terra Amata ou les descendants de ceux qui les avaient chassés ou de ceux qui avaient été chassés… sur un fond d’arrière-pays à grandes montagnes neigeuses et… hâtez-vous d’en profiter, la pollution monte.
Vous prendrez des araucarias et des magnolias, des lilas et des daturas, des figuiers de Barbarie et des cyprés que vous mêlerez à des plages de galets couvertes l’été de merveilleuses poitrines, de cuisses flageolantes, de parasols, de flacons d’huile, tubes de crème et de papiers gras. Vous frotterez le fond et les parois d’un grand saladier avec une gousse d’ail coupée en deux et verserez à l’intérieur tous les ingrédients à l’exception des tomates… et d’un immense cuisinier debout vêtu d’une casaque blanche dont le gigantesque bras tout raide , la manche retroussant jusqu’au coude en carton rosé imitant la peau… sans oublier les hommes de Carros le Neuf qui ont chassé les descendants de ceux du Lazaret ou de ceux qui les avaient chassés et les hommes de Grimaldi, et les Ligures sur un fond d’arrière-pays à villages perchés et… hâtez-vous d’en profiter, la pollution monte.
Vous prendez une immense nourrice en bonnet de baptiste avec un tuyautage énorme autour en carton peint que vous mêlerez à des oliviers, des cerisiers, des amandiers, bougainvilliers, clématites et cèdres… sans oublier la pissaladière, la socca, le pan-bagnat, la fougasse, la frangipane, le mesclun, les ganses, les clémentines confites et la côtelette du pauvre homme aux artichauts…vous égoutterez les tomates et les resalerez légèrement avant de les incorporer… aux Phocéens qui ont fait le siège de la ville Ligure, aux Celtes celui de la ville Phocéenne, aux Romains qui ont libéré les Phocéens de l’occupation Celte, sur un fond d’arrière-pays à gorges rouges, vertes ou dorées, à précipices, cristaux et forêts, à troupeaux de moutons sur les routes, orgues anciennes et rétables et… hâtez-vous d’en profiter, la pollution monte .
Vous prendrez des Vandales qui ont fait le siège de la ville romaine, des Provençaux celui de la ville savoyarde, François I° faisant bombarder par une flotte turque et des troupes françaises la ville défendue par Catherine Ségurane et son battoir à linge, puis, Carnaval lui-même s’avançant tout joyeux, agrémenterez de capucines et géraniums, pétunias et bégonias, tulipes, lys et glaïeuls… entremêlés de vieux couples sur la Promenade des Anglais, de clochards qui chient dans leurs culottes ou pissent sur les bancs… d’une ruée d’autos, de parcmètres, de jardins suspendus et de feux d’artifice… vous ferez une sauce avec six cuillerées à soupe d’huile d‘olive et six feuilles de basilic finement hachées, poivre et sel… sur fond de Vallée des Merveilles et…hâtez-vous d’en profiter, la pollution monte.
Vous prendrez des routes en lacets, des installations militaires disgracieuses et désuètes, des sentiers de contrebandiers et les tunnels d’un chemin de fer à voie étroite… parmi lesquels vous ferez passer les fantomes du maréchal de Catinat faisant sauter le Château, du marquis de Grignan, alors âgé de dix-huit ans, portant des fascines de lauriers roses aux grenadiers de Louis XIV ordonnant au maréchal de Berwick de démolir pierre par pierre le Château déjà bien malade… des Sardes qui libéraient la ville de l’occupation française avec plusieurs joueurs de fifres en costume marin blanc, fantaise debout sur un seul rang à l’avant d’un grand char en forme de galère… des aubergines et des blettes, des brocolis et des cardons, des céleris et des champignons,des chayottes et des chicorées, des fleurs de courge et du fenouil, des poivrons et des truffes … des agences et des opérations immobilières, des perçages de tunnels entre les égouts et les caves de banques, des évasions spectaculaires,des concours de tir et de jeu de boules, des équipes de sport et des casinos…vous ferez bien rafraîchir au réfrigérateur avant de servir et…hâtez-vous d’en profiter, la pollution monte.
Lecteur, électeur, tu n’oublieras ni le mirage de la Corse qui apparaît parfois toute proche au dessus des eaux, ni les thoniers du port avec leurs filets pourpres , ni les cargos qui viennent de Chypre ou d’Odessa, ni les yachts aux rambardes étincelantes, ni les petites barques si patiemment repeintes sur fond de vent et de parfums d’appel d’Afrique et d’Asie, d’extrême Orient et Occident, d’avions qui virent sur la Baie des Anges et de lauriers, yuccas, platanes et figuiers…les Autrichiens qui ont libéré la ville de l’occupation française et les français des l’autrichienne, les Piémontais de la française et Victor-Emmanuel qui la vendit à Napoléon le petit …mais qui libèrera maintenant les hommes de Terra Amata avec leurs éléphants, rhinocéros et cerfs fantômes, ou bien les chars fantômes que regardait Raymond Roussel au tournant du siècle ? …tu pourras disposer les différents ingrédients dans le saladier de manière très décorative, leurs couleurs étant vives et bien contrastées mais… hâte-toi d’en profiter, la pollution monte.
Michel BUTOR
Texte publié en 1977