Le petit vieux et la mer…

Notre ami  Barbajohan est de retour. Il vient de m’envoyer le dernier conte qu’il a pondu là haut dans ses montagnes.

Encore un moment de bonheur à savourer comme il se doit. Et, en plus, ce conte contient une métaphore pour nous dire que même si il y  peu de femmes et d’hommes qui se battent sur cette terre, c’est mieux que pas du tout: sans eux tout disparaitrait définitivement.  Je citerai, ici, Jacques  Salomé: « à trop trahir ses rêves, c’est la vie qu’on assassine »


 

 

 

Le petit vieux et la mer.

(Contes de ma cabane par Barbajohan.)
 

 

Mon pays est un pays particulier ; de l’embouchure du Var à celle de La Roya, les montagnes se jettent dans la mer. …Et ce n’est pas n’importe quelle mer, c’est la Méditerranée. Le berceau aux reflets bleu et argent des civilisations du Monde Antique.

Les gens de ce pays aussi, sont particuliers.

Lorsqu’ils se trouvent au bord de la mer, au bout d’un moment, ils se tournent pour apercevoir les sommets de nos montagnes.

Et quand ils sont sur les cimes, ils se retournent pour apercevoir la mer qu’ils languissent déjà.

La Méditerranée est comme une femme au caractère imprévisible ; calme, avenante et souriante la plupart du temps. Mais elle peut soudainement se transformer en furie.

Les marins de l’Atlantique se moquent souvent de ceux de la Méditerranée, jusqu’au jour où, naviguant dans ses eaux placides, ils essuient une tempête.

Deux fois par an, notre mer fait une grosse colère, au moment de l’équinoxe de printemps, et à celui d’automne.

Celle de l’équinoxe hivernal n’est pas régulière, mais elle peut être bien plus terrible.

La tempête racle les fonds marins, et en projette violemment son contenu dans de gigantesques masses d’eau, sur la grève.


Dans le temps, après chaque tempête d’équinoxe, on voyait de petits groupes de gens arpenter les plages et les criques à la recherche d’éventuels butins à récupérer. On disait : « Ana a roui » (aller à la rouille).

Je vais vous refiler un tuyau que m’avait donné un vieh pescadou* de Villafranca*.

Tu vois, petit, quand, dans une petite crique, en limite du mouillé de la vague, tu repères un coin où tu trouves des plombs de pêche, alors regarde bien… Il y a des chances que tu y trouves de l’or !

Vous rigolez ? N’empêche qu’un jour, dans une petite crique de galets entre deux rochers, vers le cap Ferrat, j’ai ramassé au milieu des plombs, deux alliances, une gourmette, une chaîne avec un pendentif, et deux pièces d’or.

D’habitude, je vous raconte des histoires de montagne, mais cette fois, pour une fois… Je vais vous raconter une histoire de mer.

À l’époque de mon adolescence, nous n’étions pas encore transformés en sortes de légumes, ardents consommateurs d’images, le casque sur les oreilles en train d’exciter le joystick d’un jeu vidéo, tout en « tchatant » avec la fille du voisin d’à-côté.

Non ! Nous avions des activités dites « de plein-air ».

Et la pêche en faisait partie.


Alors, équipés de notre attirail, nous partions en bande faire la soupe de poissons, le long de la côte, entre le cap de Nice et le cap Martin.

Ceux qui avaient un vélomoteur (Solex ou Mobylette), tiraient dans les pentes leurs copains, qui eux n’avaient que des vélos.

En ces temps-là, nous avions peu de chance de nous faire contrôler par la police ou la gendarmerie. Quand nous partions, avant le lever du soleil, c’était pour eux l’heure de la relève, et quand nous revenions, c’était l’heure de l’apéro ! Et puis, au pire, nos bêtises, comme fumer des esques* séchées ne pouvait pas être considéré comme répréhensible ou illicite. (Toutefois je ne vous conseille pas d’essayer).

L’accès à la mer n’était pas toujours facile. Les riches colons avaient clôturés leurs propriétés de bord de mer jusqu’à la limite de la plus haute vague. Aussi, pour accéder à la mer, il fallait savoir jouer de la pince coupante, pour pratiquer une brèche dans les grillages et les barbelés

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Peut-être ne savez-vous pas à quel point il peut être humiliant pour un peuple, natif d’un lieu, de se sentir dépossédé de son territoire…

À la longue, cela génère une rancoeur tenace qui peut un jour exploser en haine. Mais nous étions des merdous*, nous n’éprouvions pas encore cette colère réfléchie ; cependant, nous bravions les interdits, conscients de récupérer quelque chose qui était à nous.

Il existe en-dessous de Roquebrune un ravin qui enjambe un ouvrage d’art de la basse corniche. Ce ravin débouche sur une petite crique et sa plage de galets. Pour y accéder, il faut suivre un chemin muletier, qui part du pont et qui descend par de nombreux escaliers le long des parois et au fond du vallon abrupt.

Cette crique est appelée par les gens du coin la « crique des Pirates », ou la « crique des Maures ». En effet, selon la légende, les pirates barbaresques mouillaient dans cette crique pour débarquer, et se livrer au pillage des villages et hameaux accrochés au hauteurs qui dominent le littoral.

Les rochers et falaises bordant cette crique sont propices à la pêche. C’est pourquoi c’était l’un de nos coins préférés.


Les passages pour accéder aux bons emplacements exigent des talents de varrapiste. Il faut garder le pied sûr, et ne pas avoir le vertige, car en cas de chute, les fonds sont profonds ! Sans parler du ressac et des courants, qui eux sont diaboliques. Mais nous étions jeunes et insouciants du danger…

C’était à la fin de l’automne, et la tempête annonçant l’équinoxe d’hiver était en avance sur le calendrier officiel. Une de ces grosses tempêtes, qui avait amené son lot de galets sur la Promenade des Anglais, et des paquets de mer jusqu’à la rue de France.

Ces périodes d’après tempêtes sont propices à de bonnes pêches, les poissons foisonnent.
On attendit deux jours, pour que la mer se calme, avant de partir pêcher à la crique des Pirates.

Ce jour-là, nous n’étions que trois, et nous nous étions réparti les postes, à raison d’un pêcheur tous les trente à quarante mètres, le long de la falaise.

Il y avait le champion du lancer, et puis mon autre copain et moi, les virtuoses du bouchon et de la ligne de canne longue.

Chaque pêcheur possèdes ses trucs et astuces, et l’un des miens était d’appâter à la mie de pain trempée dans le lait caillé, et ensuite d’amorcer à l’esque.
Moi, j’avais un coup. Je montais deux petits hameçons sur ma ligne et un peu plus loin sur le fil, un petit grappin à trois pointes. Ainsi, il arrivait qu’un petit poisson gobe l’appât et que quelque temps après, un plus gros morde au vif* et s’accroche à la ligne. Je dois dire que ce jour-là, ça pitait* bien, mais ça n’accrochait guère.
Adieù mon festin de soupe ! Pour la soupe de poissons, ou pour le pissalat*, l’idéal ce sont les petits poissons de roche : girelles, gobis, petites daurades, grondins, ?, saupes, plies, petites sardines ou mulets. On utilise pour cela de petits hameçons.

Le soleil d’hiver commençait à me réchauffer, et je posais la veste.

C’est alors qu’apparut un petit bonhomme. À sa silhouette, je pensais d’abord à un enfant. Il portait un seau à la main, escaladait les rochers, et à chaque flaque d’eau retenue par un creux de roche, se mettait à genoux. Toute mon attention allant à la surveillance de mon bouchon et à la courbe de ma ligne, je cessais rapidement de l’observer.

Jusqu’au moment où une petite voix timide m’interpella :

- Bonjour, jeune homme. Alors, ça mord ?…

Je me retournais et distinguais alors précisément le bonhomme. C’était un petit vieux, vraiment petit, mais presque nain, de moins d’un mètre cinquante. Des cheveux blancs, une petite barbichette rousse, un torse long sur de petites jambes frêles, un bras plus court que l’autre…

Et enfin, sur une tête un peu grosse, une figure bronzée, burinée d’un fin réseau de rides, avec un sourire portant plusieurs couronnes en or.

Je répondis à vois basse en m’efforçant de paraître poli :

- Ça pite bien, mais ça ne mord guère… Au revoir et bonne journée, Monsieur.

Un pêcheur a la sainte horreur d’être perturbé par un intrus.

Le petit vieux, qui devait le savoir, n’insista pas et s’éloigna, poursuivant ses activités.

Environ deux heures s’écoulèrent. Le soleil était bien monté dans le ciel et mes prises se résumaient à deux gobis, deux girelles et une petite sardine. Mes captifs tournaient mollement en rond, dans un sac en plastique transparent, rempli d’eau de mer.

Il y a des jours, comme ça, où l’on désespère de continuer, et où rien de neuf n’encourage. Aussi je me décidais à lever le camp, au demeurant fort inconfortable, et à me replier sur la grande crique pour y attendre les copains.

Arrivé à quelques pas du lit de galets, j’aperçus à l’opposé de la crique une créature de rêve, qui, allongée sur la plage déserte, jupe retroussée en haut des cuisses et chemisier ouvert, offrait aux caresses du soleil une éblouissante poitrine

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J’hésitais sur la conduite à tenir. Devais-je révéler ma présence, en émettant quelques sons qui couvrissent les bruits du ressac, ou… attirer son attention par quelques gesticulations ?

À moins que… passer discrètement en faisant celui qui n’avait rien vu ?…

J’étais pris dans mon raisonnement hautement stratégique, lorsque je sentis une présence derrière moi, et qu’une petite voix m’interpela de nouveau :

- Alors, jeune homme, déjà finie, la pêche ?

C’était le vieux gnome avec son seau à la main.

– C’est pas une bonne journée pour moi, répondis-je, je n’ai même pas le coeur à garder les fretins que j’ai pris. Je pense que je vais les remettre à la mer..

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- Le fait de vous poser la question prouve déjà que vous en avez, du coeur…

Le temps de prononcer ces deux phrases et nos pieds reposaient sur les galets de la plage. C’est alors que la créature nous aperçut. Elle se leva, arrangea sa jupe et son chemisier, puis se précipita vers nous d’un pas léger, toute souriante.

Le petit vieux partit dans sa direction et je le suivis

.

- Alors, papa, tu en as sauvé combien, aujourd’hui ? s’enquit-elle.

– J’ai fait ce que j’ai pu. Mais je n’ai plus l’agilité nécessaire pour atteindre tous les trous d’eau, répondit le petit vieux. 

Il posa le seau à terre et je pus ainsi en voir le contenu. Il était rempli d’une multitude de petits poissons qui s’agitaient dans l’eau.

Bêtement, je m’esclaffais : « Porca pétan* ! La pêche a été bonne pour vous, il y a de quoi vous faire une sacrée soupe de poissons ! »

– Quelle horreur ! s’exclama la belle.

Et j’insistais, comme un idiot : « Vous n’aimez pas la soupe de poissons, Mademoiselle ? C’est rudement bon, vous savez… »

Elle haussa les épaules et posa sur moi un regard dédaigneux.

– Je ne pêche pas, dit alors le petit vieux, je sauve ces créatures merveilleuses d’une mort horrible. Mais avant de vous expliquer ce que j’ai à vous dire, permettez-moi de vous présenter ma fille, Sirène.

Sirène me lança un sourire un peu pincé. « Enchanté, fis-je, moi c’est Johan, de Nissa ». Et je saisis timidement sa main douce et chaude.

 »Comment un être aussi petit et difforme peut-il engendrer une si merveilleuse et gracieuse créature ? » pensais-je…

Nous nous assîmes en riba de mar* sur les galets, et le petit vieux poursuivit : « Je m’appelle Louis-Éric, mon cher Johan. Vous savez, à chaque grosse tempête, une foule de petits poissons se retrouvent piégés en hauteur, dans des flaques d’eau de mer.

Si les petits crabes, et parfois les gobis, s’aventurent à en sortir et peuvent se laisser tomber jusqu’à la plus haute vague du moment, il n’en est pas de même pour toutes les autres espèces.

Dans les jours qui suivent, le soleil et le vent font évaporer l’eau, et ces pauvres créatures se retrouvent piégées dans une prison fatale. L’eau, en se concentrant, se salinise peu à peu, voire même s’acidifie, et ils agonisent lentement durant des jours.

C’est ainsi qu’après chaque tempête, je parcours les rochers et les trous d’eau pour les capturer et les relâcher ensuite dans la mer ».

– Mais, répondis-je, il y a plusieurs dizaines de kilomètres de rivage, et des milliers de trous d’eau, dans la roche escarpée !

Vous ne pourrez en sauver qu’une infime partie… Sur tous les poissons qui vivent le long de nos côtes, cela ne représente qu’une goutte d’eau dans la mer. Et puis, à votre âge, vous prenez des risques, à escalader les rochers, pour pas grand chose… Quelques poissons parmi tant d’autres !

– Ce que je fais là, jeune homme, peut vous paraître dérisoire, mais pour moi et surtout pour ceux que je sauve, c’est différent. …Donner une vie supplémentaire, de quelques jours ou de quelques mois à un être de la Création est important, pour celui ou celle qui en bénéficie.

Croyez-moi, un jour, deux jours, une semaine de plus… c’était important, pour moi, lorsque j’étais en camp de concentration.

Vous voyez, dans nos rapports à la nature et aux êtres qui la peuplent, c’est la même chose. Un peu de nourriture laissée sur le rebord d’une fenêtre, les jours d’hiver, peut sauver un oiseau. Un tas de branches et de bois laissé dans un coin du jardin permettra à un hérisson de passer l’hiver. Un arbre mort que l’on préserve au verger sera la planche de salut de tout un tas d’espèces, aux moments critiques de l’année.

Les quelques trous que l’on évitera de rejointer dans les murs de sa maison éviteront un sort funeste aux lézards, ou au troglodyte mignon. Tout est fait de petits riens, de petites choses qui peuvent tout changer dans le destin de celui qui est concerné. Si seulement les hommes étaient un peu plus conscients de ça !…

– Allez, papa, on les relâche, maintenant, dit Sirène.

Et aussitôt, le petit vieux déversa dans la mer comme un arc-en-ciel aux reflets lumineux, qui semblait tracer un chemin miroitant et magique en direction du grand large.

– Regardez… pour nous remercier, ils nous tracent le chemin de l’Île Merveilleuse…

– Quelle île ? demandais-je…

– L’Île Merveilleuse… Celle qui se trouve là, dans l’alignement de la Sardaigne et de la Corse. Celle qui n’est qu’à quelques encablures de la côte. Ce qui reste de paradis et qui se trouvait jadis au sommet d’une montagne, et qui émerge au loin, dans la mer… Une île que seuls les coeurs purs peuvent apercevoir, et d’où les quelques naufragés qui y ont échoué n’ont jamais voulu repartir. Mais c’est un secret ! Un jour, nous irons… dit-il en regardant sa fille d’un regard complice.

Je ne pus faire moins que, assez penaud, relâcher mes prises. Puis lou vielh et sa fille prirent congé et s’en furent par le chemin.
Lorsque plus tard, mes copains me rejoignirent, je vis que leurs prises du jour étaient aussi maigres que les miennes, et j’insistais pour qu’ils les relâchent. Je n’eus pas le coeur de leur raconter mon histoire. Ils se seraient peut-être moqués de moi.

Je revins plusieurs fois, les lendemains de grosse tempête, à la crique des Pirates, espérant de nouveau rencontrer Sirène et son père.

Mais jamais je ne les revis.
Je les imagine, ayant suivi le chemin magique tracé par les poissons qu’ils contribuèrent à sauver, et vivant heureux sur l’Île Merveilleuse…


Celle qu’un jour, j’ai l’impression d’avoir aperçu au large, depuis la Tête de Chien


.*

Décembre 2010


* vieh pescadou : vieux pêcheur.

* Villafranca : Villefranche sur Mer.

* les esques : (ou escavènes). Esche, arénicole des pêcheurs, ver annélide utilisé comme appât.

* les merdous ou caganhis: Des gamins, des enfants, des minots, se dit aussi des derniers nés.

mordre au vif : c’est le gros poisson qui mange le plus petit !

* piter : gouter à l’appât sans mordre à l’hameçon

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* le pissalat (du niçois peis salat, qui signifie « poisson salé ») est une préparation niçoise, dont l’origine remonte aux Romains, et qui entrait autrefois dans la confection de la pissaladière (aujourd’hui on l’a remplacée par la crème d’anchois).

Puisque vous avez été braves, en voici la recette ; et ne dites pas que je vous l’ai donnée, ou vous n’en aurez pas d’autres. Il vous faut des sardines et des anchois, bien frais, vidés. Dans un grand tian (saladier) de terre émaillée, disposez successivement une couche de poissons, et un mélange de sel, poivre, cannelle et clous de girofle moulus ensemble, et vous terminez par une couche de sel.

Il faut remuer ça tous les jours. Ça forme rapidement une sorte de pâte grossière (le sel et les épices font une cuisson).

Toutes les semaines, il faut écumer l’huile qui remonte à la surface.

Un mois après, vous passez le mélange au tamis le plus fin de la moulinette, et vous mettez cette crème, recouverte d’une fine couche d’huile d’olive, en conserve dans des bocaux en verre. Ça se tartine sur le fond de pâte pour la pissaladière, sous les oignons ; mais ça se déguste aussi sur des tranches de pain grillé, avec une rasade de vinaigre et quelques olives picholines. Bien sûr, ça donne soif…

* Porca pétan ! Exclamation. Un indice : la cancioun, porca pétan de madama Giordan.

*riba de mar : bord de mer, rivage.Dans les galets la ribe des vagues d’hiver

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* la Tête de Chien : située sur le territoire de La Turbie, c’est un promontoire qui domine Monaco, et qui a joué un rôle militaire important au cours du XVIIIème siècle. Elle doit son nom à une homonymie, en nissart : le nom du promontoire est « Testa de camp », soit l’extrêmité d’un camp militaire, qui se prononce comme « Testa de can », ou « Tête de chien ».

 

Après ce moment de rêve, me viennent à l’esprit deux phrases qui définissent ce que je ressens en lisant notre ami Barbajohan.  « Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton » (Gaston Bachelard) et « Pour le poète, rien ne saurait être impossible » (S.Johnson).  Je vous laisse sur ces pensées…

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