Les Diables Bleus dans le Comté

De tout temps dans nos montagnes, des hommes se sont rencontrés, ont partagé et même se sont battus.

Pour la plupart de nos contemporains, l’image de la montagne, représente une frontière voire, aujourd’hui,  un lieu de villégiature et de loisirs. En fait, pour les gens du Pays Niçois, nos montagnes ont toujours représenté le lien qui  les unissaient, pendant des siècles,  aux autres états de la Maison de Savoie. Ces montagnes étaient des lieux d’échange, de rencontre et de partage entre Niçois, Piémontais, Ligures, Savoyards et autres Valdotains ou Genevois.   

L'Arc Alpin

Quand j’eus entre les mains ce livre sur « La Belle Epoque des Chasseurs Alpins », et bien qu’il fut sous-titré Regards croisés dans le Comté de Nice, je ne me doutais pas un instant qu’il serait un moyen formidable de faire comprendre les mentalités préexistantes à l’annexion de 1860 et la pérennité de ces relations privilégiées qui attiraient inexorablement, et aujourd’hui encore, les habitants vivant d’un côté et de l’autre de cette frontière récente tracée par les états modernes.

Il faut dire que, et c’est une raison supplémentaire, une bonne partie occidentale de la Région Ligure actuelle n’est, en fait,  qu’un territoire de « la Countèa de Nissa » sous administration italienne.

Alors, même si les troupes d’élite que sont les Chasseurs Alpins ont occupé une place importante à Nice et dans le Pays Niçois, je n’avais aucune motivation particulière pour m’attarder sur un livre qui avait pour sujet central  l’histoire d’un corps de l’armée française (armée française dont les cicatrices des coups qu’elle a porté à notre pays ont du mal à se refermer).  Mais, peut-être que mon œil fut attiré par ce sous-titre qui évoquait le Comté de Nice.

Je dois avouer qu’en me plongeant dans la lecture des premières pages de ce livre, je n’y trouvais pas la vision unique de l’histoire et des évènements qui nous est habituellement servie.

 Le ton est donné d’entrée en lisant l’hommage rendu par Olivier Vernier (Professeur à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, Vice Président de la Société des Amis des Musées de Nice):  » Si pour d’aucuns -encore de nos jours- , notre terroir se résume souvent à la zone littorale: « la mer de Nice », « le pays bleu », « la Riviera enchantée » chers aux littérateurs depuis Théodore de Banville jusqu’à Dominique Durandy et Jean  Cocteau, il ne faudrait pas oublier que le Comté de Nice depuis toujours « tourna le dos à la mer » selon les expressions communes au magistral géographe des Alpes Raoul Blanchard et au regretté maître de la langue et de la culture Niçoise, André Compan…. ». Nice est naturellement tournée vers ses vallées et ses montagnes, voie naturelle vers les Alpes qui sont le lien avec la Maison de Savoie à laquelle les Niçois, « ces montagnards face à la mer », s’étaient dédiés en 1388. L’auteur de ce livre, la talentueuse Martine Arrigo-Schwartz, souligne, dans son épilogue, « …la spécificité territoriale du pays de Nice, véritable balcon montagneux sur la mer… » . Cependant, comme l’a si bien vu l’auteur du livre, le Pays Niçois n’a pas qu’une spécificité territoriale, mais, aussi, historique et culturelle: « …Par leur histoire, les Niçois n’ont quasiment rien à voir avec l’Etat français et sont comme les Piémontais (qui eux, de leur côté, n’ont rien à voir avec l’état italien- Ndlr) des acteurs de l’ensemble sarde… »  D’ailleurs, Olivier Vernier le souligne dès le début du livre « … la zone de montagne et donc d’implantation de la civilisation alpine a eu une importance capitale dans la mesure où les ports de Nice et de Villefranche furent, avant tout, et jusqu’au XIX° siècle, les débouchés maritimes d’un vaste Etat né au cœur des Alpes… »  Cela explique la symbiose entre le peuple de ce pays Niçois et sa montagne.

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Qu’est ce qui a fait que ce corps d’élite occupe une place si importante dans le cœur des Niçois. Car, ce n’était pas gagné d’avance quand on sait que, comme le rappelle l’auteur du livre, en parlant des Niçois  » …ils resteront étrangers à la culture centralisée à Paris qui, en 1793 comme en 1860 n’a jamais accompagné d’un caractère sentimental, patriotique ou fraternel, la possession de Nice… » . Elle rappelle d’ailleurs la manière dont s’est déroulé le « plébiscite » (sic) d’avril 1860 dont le scrutin était entaché de maintes irrégularités pour faire entrer  » … le Comté de Nice dans le giron français… d’une manière qui était  tout sauf démocratique… » Il est vrai qu’à côté de ce scrutin, les élections Afghanes d’aujourd’hui paraissent un modèle de démocratie. Ne dit elle pas  que « …après un déroulement peu licite, comme en témoigne  le chiffre des résultats digne de républiques bananières, c’est à 99.26 % que les Niçois « acceptent » (sic) l’annexion  les 15 et 16 avril 1860…les modalités (du scrutin. Ndlr) firent couler beaucoup d’encre… ». En l’occurrence,  les Niçois furent les spectateurs de leur propre histoire, sans avoir pu, cette fois là peser sur le cours de celle-ci.

On se demande, alors, comment les Chasseurs Alpins, ont pu s’intégrer d’une façon si naturelle dans la communauté Niçoise sans être reçus comme une troupe d’occupation, comme l’ont toujours été, avant eux, les soldats français au cours de l’histoire. Il faut savoir qu’un enfant de Nice qui s’appelait Joseph Garibaldi (Pépin pour les Nissart. Ndlr) a contribué à faire admettre les troupes alpines au peuple dont il était issu. « En 1859, Giuseppe Garibaldi, partisan convaincu de l’unité italienne, lève une troupe de francs-tireurs…(comme le rappelle Hervé Barelli) troupe entraînée  pour évoluer dans la montagne qu’il nomme « les chasseurs des Alpes » (ce seront ces trois mille hommes qui formeront l’ossature des fameux « mille », héros de l’unité italienne). »

Savoia

Garibaldi qui était un enfant du pays savait bien que celui qui tenait la montagne avait un avantage décisif, il savait qu’une troupe entraînée pour passer sur des chemins de chèvre gagnerait de vitesse la troupe ennemie et que, dans le relief particulier et tourmenté de notre pays, une guerre de « guérilla » menée par une troupe mobile,  capable de « coups de main » et de se retirer aussi vite qu’elle était venue, donnerait un avantage décisif au camp auquel elle appartenait. Il faut dire que le « héros des deux mondes » connaissait bien son pays et l’histoire de celui-ci et  avait bien retenu l’exemple des résistants niçois, les Barbets, qui avaient mené la vie dure aux troupes de l’envahisseur français (la république dans un premier temps puis le 1° empire ensuite) pendant plus de vingt ans jusqu’à la Restauration Sarde. Le lieu dit « Le saut des Français » près de Duranus, ou les Barbets faisaient sauter les soldats français du haut d’une falaise de 350 mètres « pour la république », reste un lieu mythique de cette résistance. Si la résistance Niçoise a pu durer tout ce temps là, c’est bien parce que ceux qui en faisait partie connaissaient la montagne comme leur poche.   Et, c’est sans doute, aussi, pour cela que le corps des Chasseurs Alpins, récupérera l’aura dont bénéficiaient (et bénéficient encore. Ndlr) les Barbets dans l’esprit des Niçois. Cela explique, entre autres,  l’image positive qu’ils gardent au sein de la population niçoise. Cela explique, aussi, le nom qui leur fut attaché, « Les Diables Bleus ».  Mais, cette attachement aux « Alpins » est en partie due au fait que dans chaque famille nissarde « …qui n’a pas eu un grand-père, un père, un frère ou un  mari… » qui ait appartenu à ce corps d’élite ?

 

Peira Cava 1

Nos Chasseurs Alpins furent précédés par les « Alpinis », de l’autre côté des Alpes, qui avaient été créé sur le modèle des Chasseurs du Tyrol, les « Tiroler Kaïserjäger,  (le chapeau que portent les Alpinis est significatif à cet égard). Et la fraternité d’armes de ces hommes des montagnes, d’un côté à l’autre est accentuée par le fait que la notion de frontière leur était totalement inconnue. Pendant des siècles, ces hommes se retrouvaient dans les montagnes et cette habitude perdura après que fussent fixées des frontières qui étaient artificielles dans leur esprit. Les Nissart et les Piémontais se rencontraient toujours, par delà les frontières « … au sanctuaire de ma Madone de Fenestre autour d’une même adoration de la Vierge de Miséricorde… » il y a encore peu. Non seulement, la force de l’habitude faisait que les populations des deux côtés de cette nouvelle frontière virtuelle ne se rendaient nullement compte s’ils étaient d’un côté oui de l’autre mais il faut dire que dans ces zones de montagnes cette limite était parfois difficile à cerner. A cet égard, l’auteur nous conte une anecdote significative dont un capitaine des Chasseurs Alpins fut la victime alors qu’il cherchait, justement, dans les broussailles, en haut de la cime de la Pallu, la trace  de la délimitation entre les deux pays « …en avant du col Saint Martin où il devait retrouver et replacer la borne, abattue on ne savait par qui, il croise un enfant, un peu simple, né à l’Escarène, après Sospel, qu’il lui dit qu’il connait la montagne, mais (que) les notions de frontières, de France et d’Italie lui sont, en revanche, totalement étrangères… » 

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D’autres anecdotes tout aussi savoureuses nous sont contées dans ce livre, telles des rencontres imprévues entre « Chasseurs Alpins » et « Alpini » qui donnent des dialogues savoureux et d’une courtoisie extrême entre ces « frères d’armes à présent séparés ». D’ailleurs, quand les discours officiels du côté français soulignait la solidité de ces « nouvelles limites comparées à des murailles », du coté Niçois, en revanche, cette notion de frontière, délimitant un territoire intangible, était pour le moins étrangère. Certains auteurs avait bien souligné cette fraternité qui se jouait des limites imposées par les aléas de l’histoire et l’un d’eux, Jules Claretie, nous fait part, dans son roman « La Frontière », d’un exemple d’une telle rencontre entre « Alpini » et « Diables Bleus »: « c’est sur la frontière, une fleur de paix que j’ai cueillie, au sommet des Alpes, ce n’est pas une fleur de sang. » On notera, au passage la référence à la fleur qui est mise en exergue dans le chant des partisans du Piémont, « Bella Ciao ». Et, l’auteur de nous décrire ce moment privilégié qui vit les soldats des deux troupes, chacun assis dans son territoire,  partager un repas sur une table qui avait été dressée sur « la frontière » en échangeant des propos pleins d’humour. Ce même auteur soulignera le respect et l’estime qui étaient partagés entre ces hommes « l’héroïsme toujours prêt de nos soldats ne diminue en rien  les qualités de nos voisins ».  D’ailleurs, on m’a rapporté les relations en usage entre ces deux corps d’élite: un vieux du pays qui avait  » fait la guerre » dans les chasseurs alpins, disait que ceux d’en face les prévenaient lorsqu’ils étaient en poste en face et que leur autorité supérieure leur avait intimé l’ordre de tirer s’ils apercevaient ceux d’en face. En fait, bien après l’annexion, les populations Niçoises et Piémontaises  continuèrent à partager une vie quotidienne, ce qui amenait, inévitablement les troupes de la France et de la jeune Italie à se retrouver sur les sommets.

Alpini et Alpins

 

Bien évidemment, le recrutement privilégié de ce nouveau corps de montagne se fera au sein de la population locale (Nissarde et Gavouote) car, et cela parait évident, les habitants du Comté étaient ceux qui connaissaient le mieux cette montagne. Non seulement, ils connaissaient par cœur leurs Alpes mais étaient comme des poissons dans l’eau au sein des populations du haut-pays. Avec leur implantation dans les différentes garnisons de montagnes, ils seront toujours présents pour rendre divers services aux populations. Et, grâce à leur  présence, les colporteurs venaient plus souvent dans les villages pour la grande satisfaction des habitants.  Et puis, ces « soldats » étaient bien différents de ceux qu’ils avaient vu défiler sur leurs terres pour leur plus grand malheur. Les « Alpins » ne portaient pas l’uniforme mais la tenue, ils n’avaient pas le képi mais la « tarte », ce béret qu’ils portaient d’ailleurs d’une certaine façon afin de se différencier de ceux qui n’étaient pas du pays…et puis, cette « tarte » ne l’appelait on pas, ici, la « Socca » ? Même dans leurs chants, nos chasseurs alpins se distinguaient tant ces chants étaient spécifiques: références au Allobroges en Savoie (les anciens habitants de cette région) et titre en langue d’oc , « Toques y si gauses », (touches le si tu l’oses) pour  le 24° basé plus au sud. C’est pourquoi la cohabitation des « Diables Bleus » avec les populations s’est si bien passée car ils étaient des leurs et non seulement ne se plaignaient pas de faire partie de cette troupe mais en étaient, pour la plupart, fiers. D’ailleurs, le seul bémol que l’auteur a pu relever parmi les témoignages recueillis (ou retrouvé) est la plainte émise par un soldat qui n’était pas d’ici, pas de nos montagnes, et qui lui même a signé son témoignage  en révélant sa qualité de Toulonnais.

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En parcourant ce livre, vous vous promènerez entre Nice et les montagnes en découvrant les différents lieux de garnison dont restent quelques vestiges (Nice, Beuil, Peira-Cava, Sospel, La Turbie, La Bonnette et pleins d’autres endroits encore). Vous découvrirez la vie de ces « montagnards en armes » qui ont sillonné, pendant longtemps nos chemins de montagne et nos vallées, qui ont été présents dans toutes les fêtes de villages, qui ont porté secours, de nombreuses années durant, aux populations du haut-pays, qui ont marqué de leur empreinte la mémoire collective des habitants de notre Comté et nous ont laissé des traces de leur passage (une rue: l’avenue des Diables Bleus, un roman de Louis Nucera: Avenue des Diables Bleus et tout un tas de bâtiments dont une partie a été bien utilisée pour y abriter nos étudiants).

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Je ne saurais que trop vous conseiller la lecture de ce livre et ne pourrais terminer sans citer Jules Clarétie, repris par Martine Arrigo-Schwartz, dans son roman « la Frontière ». Il dit, en parlant des Chasseurs Alpins, ceci: « …ce sont des soldats d’une qualité particulière et dont l’esprit doit, comme celui des marins, recevoir je ne sais quelle mystérieuse empreinte de la nature qui les entoure, les éblouit, les  menace ou les berce… » et, plus loin, il dit cette phrase sublime qui résume bien la particularité des hommes qui ont choisi de servir dans ce corps d’élite, et que je dédierai à un ami, Yves Guichard, qui est mort en service lors d’un raid ou il était allé au bout de lui même: « …l’Alpin est un peu un poète en action, comme le marin; poète naïf et sublime, en qui la poésie entre par les pores et qui rêve aussi devant l’infini… »

 

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La belle Epoque des Chasseurs Alpins (Regard croisés dans le Comté de Nice) par Martine Arrigo-Schwartz, dans la collection Patrimoine Sud aux Editions Baies des Anges.  

La Belle Epoque des Chasseurs Alpins

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