Rencontre avec Ghjulianu Scarduelli (La Manada Nissa Viéia)

Il y a peu de temps, une bande de jeunes du Vieux Nice s’est sentie dépositaire d’un art de vivre qu’ils avaient connus dans leur jeunesse au coeur de leur quartier. Sous l’impulsion de l’un d’entre eux, Ghjulianu Scarduelli, ils ont fondé leur propre association « La Manada ». Nous avons rencontré Ghjulianu pour en savoir un peu plus.

Robert Marie MERCIER : Ghjulianu Scarduelli, bonjour. Vous êtes jeune, vous êtes engagé dans la défense de la culture Nissarde et dans l’affirmation de votre appartenance au peuple Niçois et, si j’ai tenu à vous rencontrer, c’est parce que vous venez, depuis peu, de créer une association de plus dans le paysage Nissard : La Manada. Mais, avant toute chose,  parlez nous de vous, de vos origines et de vos motivations.

Ghjulianu SCARDUELLI : Je suis issu d’une vieille famille Niçoise, même si, par ailleurs, j’ai des ascendants venus d’ailleurs et je suis né à Nice, dans la vieille ville. Mes ancêtres étaient des Romagnani, une famille niçoise très ancrée dans sa ville. Nous étions une famille nombreuse et une famille dont les membres vivaient ensemble. Nous habitions pratiquement  tous dans la même maison ou la maison d’à côté. C’est pourquoi, ma grand-mère a pris une telle importance, car c’est elle qui nous a transmis l’histoire de notre famille et de notre peuple. Je peux dire que chez moi, j’ai développé un véritable culte de la grand-mère.

RMM : C’est quelque chose qui était courant avant, mais qui a pratiquement disparu aujourd’hui. Et c’était pareil pour les membres de votre association ?


GS : Oui, j’ai baigné dans cette culture, dans ce quartier. Et mes cousins aussi. D’ailleurs, tout ceux de la Manada ont grandi dans le même coin…mais il y avait quand même des rivalités  entre  ceux du Malonat, ceux de la Condamine, etc… mais nous nous  retrouvions tous autour du Bar Antoine. On a tous grandi dans la rue et nos idoles n’étaient pas de grands noms de l’histoire de Nice mais les grands du quartier…ce n’étaient pas tous des enfants de chœur mais ils avaient un cœur énorme. C’est vrai que nous  étions libres dans la rue même si ma mère n’était jamais très loin à ficanasser avec les autres mères du quartier. J’ai grandi dans cette « nissarditude », naturellement, mais je n’en étais pas conscient. J’étais Nissart sans le savoir. Mais, j’étais quand même certain d’être Niçois…les mots que j’employais, l’accent que j’avais, il n‘y a jamais eu de remise en question de ma part.


Je ne suivais pas la mode, ça ne m’intéressait pas. Pas de remise en question, sauf vers les 16 ans quand j’ai vu que dans le quartier, alors que je pensais que tout le monde était niçois, il y avait des gens qui n’étaient pas comme nous. D’autant qu’on nous fermait des portes que l’on ouvrait aux autres. De quoi être frustré, révolté. Je ne comprenais plus. Ils n’étaient donc pas d’ici : j’ai su qu’ils venaient d’Algérie, du Maroc ou d’ailleurs. Je me suis, alors, intéressé à mes propres origines : étais je  seulement Nissart ou avais je des ascendants venus d’ailleurs ? J’ai découvert à  ce moment là  les origines italiennes de ma famille.

RMM : Et cela a-t-il amené une remise en cause de ta « Nissarditude » ?

GS : Pas du tout mais un fait précis a déterminé ce qui sera mon engagement futur. A la mort de ma grand-mère, un évènement a provoqué un déclic en moi : Monsieur Torreti, le marchand de pissaladièra de la rue de l’Abbaye me regarde et me dit, en parlant de ma grand-mère, « et bien, voilà, encore une grande figure Niçoise du quartier qui s’en va » Et moi, qui n’avait que 18 ans, je suis fait la réflexion : « demain, quand tu partiras à ton tour, tes enfants n’auront plus personne pour les traiter de rementa pour un ballon envoyé dans une fenêtre…non, il n’y aura plus de niçois ». Et, là j’ai cherché à me plonger dans ma culture nissarde…j’ai acheté des livres de Compan et je les ai dévoré. Et j’ai même eu le privilège de correspondre avec lui pendant quelques mois avant sa mort. D’ailleurs, quand j’en ai parlé à son fils, lors des obsèques du Maître , il m’a répondu : « Ah, oui, Julien Scarduelli du Vieux Nice , il m’a parlé de vous » et ça m’a touché à un point pas possible. Après avoir acheté et lu ces bouquins, j’ai essayé d’apprendre des rudiments de Nissart, deux, trois, mots par ci, par là, travailler l’accent, etc.

Ce qui est drôle dans l’histoire, c’est qu’avant de me mettre au Niçois, j’étais nul en orthographe quand j’écrivais en français…et du jour ou je me suis mis au Niçois, je n’ai plus fait une faute en français. Et, ensuite, ça m’a aidé pour étudier l’italien. De fil en aiguille, j’ai continué à me perfectionner en Nissart et je me suis pris de passion pour « ma » langue et « ma » culture. La chose la plus bizarre et que je ne me sens plus le même « coura parlà lou Nissart ». (quand je parle le Niçois), je suis véritablement habité par des sensations qui me dépassent.

RMM : Je vous comprend dans la mesure ou nous sommes à la fois des héritiers et des transmetteurs.

GS : Tout ça m’a d’ailleurs fait évoluer : avant, quand je ne parlais que français, je pensais au présent comme tous les jeunes formatés par cette société et depuis que je parle Niçois je pense à l’avenir, au futur, je me sens détenteur de quelque chose qui ne doit pas mourir et qu’il faut transmettre aux générations futures conscient que ce « quelque chose » a des siècles d’existence. Je ne veux pas que ma langue meure avec moi. Je ne veux pas que ma culture s’éteigne avec ma disparition.

RMM : En fait, ce qui est drôle, Julien,  c’est que je me retrouve à votre place avec plusieurs  années d’écart

GS : Oui, quand ma grand-mère est morte, je n’ai pas voulu que cette culture meure avec elle. J’ai lu Mistral et j’ai découvert les paroles du « Coupo Santo », l’hymne de nos voisins provençaux, et un des couplets m’a remué au plus profond de moi-même : celui ou il parle de la Nation qui tombe.

RMM : Oui, c’est ce couplet : »D’uno raço que regreio, sian besai la finicioun, et si toumbon lou félibre, toumbara nostra Nacioun ». C‘est une très belle chanson, d’ailleurs.

GS : Je me sentais redevable envers ma grand-mère et tout ceux qui étaient là avant moi. Je me suis intéressé à d’autres langues Occitan, Catalan, etc. Le côté linguistique m’a passionné et c’était mon combat.

RMM : Mais, la linguistique ne peut être une finalité en soi , l’Histoire est tout aussi  importante : nous ne pouvons oublier que nous sommes d’une terre, le Comté de Nice, et qu’il y a plein de langues sœurs qui aussi ont une terre comme la Provence, le Languedoc, la Gascogne et d’autres qui parlent des langues Occitanes mais il n’y a jamais eu d’  « Occitanie »  en tant que territoire historique.

GS : C’est sûr et je peux vous assurer que mon terroir est très important pour moi. Ensuite, j‘ai suivi un cheminement personnel, j’ai lu la « ratapinhata » qu’avait fait renaître J.L Sauvaigo, les livres de Sappia, tout ce qui avait trait à notre identité culturelle et historique : je rejetais l’idéologie du monde moderne pour rechercher mes racines, retrouver quelque chose de vrai dans un monde factice. C’était, de ma part, une révolte contre le monde moderne.

RMM : En fait, le combat entre l’ancienne société communautaire et le  monde actuel individualisé et atomisé

GS : C’est vrai, quand je sors du vieux Nice et que je vais sur l’avenue (pour les français: avenue Jean Médecin),  je ne me sens pas dans le même monde.  C’est ce que j’ai retrouvé au travers de l’anecdote sur le  mur envisagé autour du vieux Nice dans l’estra-presepi: mais non, ce n’est pas la peine,  ils n’en sortent pas. Je ne suis plus dans mon pays, hors de mon territoire.

RMM: D’ailleurs, pour nous, Niçois, le Paillon est ressenti comme une frontière.

GS: Oui, c’est un peu ce  que je ressens et, cette sensation m’a amené à intellectualiser tout ceci et à en venir à la conclusion : face au global, penser local. Passé le Paillon, je me sentais étranger, dans un monde de la consommation et de l’indifférence.

RMM : J’ai, pour ma part, ressenti cela lorsque je suis parti faire mes études à Marseille (faute de fac’ à Nice à l’époque) et que j’ai pu voir le milieu duquel j’étais issu de l’extérieur. Je me suis rendu compte que nous, Niçois, nous étions des écorchés vifs et que nous vivions dans une sorte de « tour d’ivoire ».

GS : Oui, il faut sortir du milieu dans lequel on vit pour pouvoir l’examiner sereinement. On se sent encore plus Nissart en partant ailleurs.

RMM : Mais, est ce que tes copains de « La Manada » ont le même ressenti que toi ? Je ne les ai pas senti aussi motivés que toi. Est ce que je me trompe ?

GS : C’est vrai que, s’ils ont eu la même histoire, ils n’ont pas eu mon caractère de militant, de bagarreur et puis ils sont jeunes pour la plupart. Mais, ce qui nous a motivé à nous battre c’est que notre quartier devenait un parc d’attraction, ça devenait Dysneyland…et tout ces pubs anglais, ces magasins Provençaux, ces vendeurs de Kebab, ça dénaturait notre milieu de vie. En plus, c’est branché  pour les « Bobos »  d’aller dans le vieux Nice pour écouter Mado la Niçoise (qu es mancou Nissarda) donner une image totalement déformée de ce que nous sommes (mais c’est ce que veut entendre l’administration occupante). Et puis, la jeunesse c’est l’avenir. Si les vieux nous ont aidé à grandir, c’est à nous de prendre les choses en main…d’autant plus pour les plus petits dont nous sommes plus proches, au niveau sensibilité que leurs propres parents : il se  peut qu’ils trouvent  le discours de leurs parents ringards. Il faut voir que pendant longtemps c’était le désert et rien n’attirait les jeunes : il y avait la recherche historique et le folklore (oh, combien important quand même) et c’était tout. Puis, sont venues les associations culturelles imprégnées du  monde actuel et en immersion dans celui-ci (Nissart per tougiou, Sian d’Aqui) ce qui fait que j’ai rencontré plein de monde et une rencontre, particulièrement,  m’a fait vite évoluer: c’est celle avec Jeff Marro avec qui je me suis senti en phase et en communion d’idées. C’est pourquoi,  à côté de ce qui existait, votre  association « Racines du Pays Niçois », les deux  dont j’ai parlé juste avant, je voulais faire quelque chose d’autre et montrer qu’il y avait encore une vie culturelle de quartier dans ce quartier qui est le cœur historique de Nice et que cette vie émanait des  Niçois qui vivaient là. Nous  voulions démontrer que l’image que l’on donne de notre ville et de notre quartier ne représente en rien notre peuple et notre culture : un magasin provençal dans le vieux Nice est aussi exotique qu’un magasin péruvien à Venise. C’est pourquoi nous voulons reprendre la main dans notre quartier et c’est ainsi que j’ai créé « La Manada » avec ceux de ma bande.

RMM : Parlons maintenant de vos projets

GS : Nous en avons « un mouloun » (en langue d’oil : des tonnes) . Animer la vieille ville à l’occasion de toutes les fêtes : Noël, Les Rois, Carnaval, Les Mais, Les cougourdons, … Nous voudrions, aussi, avoir un local pour en faire un bar associatif : ce qui nous gonfle c’est que dans les bars français, il n’y a que des pochtrons (des « embriagoun »)  alors que, en Italie, lorsque tu rentre dans un bar, il y a des familles. Nous voudrions retrouver l’ambiance que j’ai connu, petit, au Bar Antoine : il y avait les vieux (les grands parents), les moins vieux (les parents) et les plus jeunes (lu pichin). En fait, toutes les générations se côtoyaient.

RMM: Ce qui  vous manque c’est cet esprit communautaire ?

GS: Oui, c’est cette vie avec les familles et aussi tout les corps de métiers. Nous voudrions retrouver cette vie de quartier, avec les gens qui se connaissent, qui se parlent, qui sortent dans la rue pour partager des choses ensemble : on en a marre des rues vides parce les gens s’enferment devant leur télé ou vont faire « l’happy-hour » dans un bar déraciné:  que « happy-hour » ? aco es mancou Nissart !

Nous, à la Manada, nous voulons nous réapproprier l’espace public, notre espace public.

RMM : Alors, votre prochaine manifestation, quelle est elle ? 

GS : Et bien, nous allons le 21 Mai 2011 faire les « Mais » comme les anciens les faisaient dans la quartier : mat de cocagne, guirlandes, musique, les gens qui apportent à manger…le but est de retisser les liens dans un vrai repas de quartier pour retrouver cette cohésion sociale dans le Vieux Nice. En fait, nous ne voulons pas faire comme il est coutume de faire depuis des années, c’est-à-dire faire des manifestations pour les touristes. Ce serait verser dans le folklore spectacle…nous nous voulons faire des évènements pour que le Nissart, en premier lieu, les voient, pour qu’ils y participent, pour qu’ils fassent la même chose dans un autre quartier, dans leur quartier. Ensuite, en juillet, il y aura l’opération « cadièra », pour un grand  repas de quartier, chacun prend sa « cadiéra » (chaise en langue d’oil) et amène son « cavagnou » (panier en langue d’oil) plein de bonnes choses à partager avec les autres. Nous voulons redynamiser le Vieux Nice, lui redonner vie, une vraie vie pas cette vie factice, sous perfusion, qui sert de carte postale pour les touristes.

RMM : La Manada, comment est venu ce nom de La Manada ?

GS : En fait, je cherchais parmi des noms qui me venaient à l’esprit…testa dura, la cadena..et c’est un ami qui m’a dit « mais tu as un nom tout trouvé : La Manada. Et quoi de mieux pour désigner l’équipe, la bande pour un groupe de jeunes comme nous… en plus c’est aussi la poignée de main, signe d’amitié. Voilà, le choix était fait. Et, nous avons choisi comme logo « lou pounchut » (le pointu en langue d’oil) qui est, en fait, la barque de Santa Reparada, la nouostra patronna, une légende forte qui parle au cœur des Niçois :et ces choix, du nom et du logo, ont fait l’unanimité des membres de la bande.

RMM : Vous êtes combien aujourd’hui au début de cette aventure ?

GS : On peut estimer que nous sommes entre 20 et 25 socis (adhérents en langue d’oil) avec quelques anciens qui nous soutiennent par derrière.

RMM : Vous ne faites adhérer que des jeunes ou bien vous acceptez des gens plus âgés ou d’ailleurs ?

GS : Au départ, c’était une volonté de créer un groupe de jeunes, mais nous restons ouverts aux gens du quartier qui voudraient adhérer à « La Manada » et à ceux qui viennent d’ailleurs et qui aiment le Vieux Nice : qu’ils soient moins jeunes ou plus âgés, s’ils  veulent participer, ils sont les bienvenus. La seule chose que nous pourrions reprocher aux générations précédentes, au « vieux », qui s’occupaient d’associations ou qui faisaient de la politique, c’est de n’avoir pas assuré la relève. Mais, nous recruterons essentiellement dans le « Babazouk ».

RMM : C’est vrai qu’il y a une spécificité de caractère suivant les quartiers et, personnellement, moi qui suis du Port, je sens bien que nous avons notre marque qui est différente de ceux de la Vila Viéia

GS : Oui, c’est vrai, ici, dans le Vieux Nice, c’est plus l’esprit bande, nous sommes les enfants ou petits enfants de ceux qui menaient les bandes du Babazouk bien avant nous. Nous avons la chance, l’un d’avoir un oncle, l’autre d’avoir un père qui a trainé dans les rues de la vieille ville ou qui a mené une bande qui faisait la loi dans la quartier : c’est notre héritage. D’ailleurs quand on parle, les gens savent que nous sommes du Vieux Nice, je connais toutes les rues, toutes les histoires, les familles…

RMM : Pratiquement, Julien, comment cotiser et vous joindre ?

GS : Bon, pour ce qui est de la cotisation, nous n’avons encore rien fixé : nous nous sommes préoccupés de mettre en place notre équipe et un programme…mais il va falloir y songer (nous pensions fixer la cotisation annuelle à 12 €). Pour nous joindre, nous n’avons pas d’adresse à donner et nous n’avons pas de blog…mais, les gens savent que pour nous trouver, c’est dans la rue qu’il faut aller. Cela dit, il y a un téléphone (06.50.26.13.45) et un compte « facebook »  qui s’appelle « La Manada Nissa Viéia »…il vous suffit de demander à l’ajouter à vos amis. Mais, nous comptons bien créer un blog à nous.

RMM : Bien, Julien, j‘ai trouvé très sympa ce moment passé ensemble à parler de ce que tu as fait avec tes potes pour que nous puissions vous passer le relais à vous , aux  « jouve »

GS : Merci de m’avoir ouvert vos colonnes…e à ben léu dins la Vila Viéia mé la Manada.


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