Quand Nice était Romaine…

L’histoire de Nice et du pays Niçois remonte à la nuit des temps et le livre que nous avons lu se situe à l’époque ou les Alpes Maritimes (Alpae Maritimae) étaient une Province de l’Empire Romain dont la capitale était Cemenelum (l’actuel Cimiez, sur la colline du même nom)


Dès que l’on se sent pris par la lecture de « la 8ème colline de Rome« , d’Ugo Bellagamba, l’on comprend que ce livre possède le premier ingrédient nécessaire  au succès d’un roman historique, à savoir tout simplement l’intérêt de l’intrigue et la vie donnée aux personnages ! Pour nous, Niçois d’origine ou attachés à cette ville par notre histoire personnelle, s’y rajoute naturellement le lieu de l’action, le Cimiez-Cemenelum de l’Empire romain tardif, enrichi des précisions géographiques et architecturales que l’auteur nous livre tout au long du récit.

L’on se promène -par exemple- dans les thermes et l’on voit vivre l’organisation qui rend possible cet instrument de civilisation qu’ils étaient devenus ; mais Ugo Bellagamba sait aussi rehausser ses descriptions d’une sensibilité qui lui est propre et où la géographie va s’enraciner dans la culture et les mythes qui sont ceux de peuples en action, au travers de l’éternelle union de l’homme et de la femme : « Le regard de Cornélie se perdit dans le ruban gris du Paillon qui ondulait vers le littoral, sous un ciel nocturne dévoré d’étoiles. Le fleuve descendait des hautes Alpes pour se jeter à Nikaïa, en caressant le flanc clair de Cemenelum. Elle et Nertovalus étaient à présent comme le Fleuve et la Cité : l’une portait la culture de Rome, l’incarnait dans tout ce qu’elle avait d’intemporel, de souverain, mais aussi d’élégance et de droiture. L’autre la caressait, la révélait, l’abreuvait, lui rappelant que la culture ne peut exister sana la nature, et que, sans leur mariage, célébré dans les rites tribaux, dans les mythes où le politique se mêle au cosmique, il ne peut exister de vraie civilisation. D’une certaine manière, elle le comprenait avec une enivrante lucidité, Cemenelum et le Paillon reproduisaient l’alliance éternelle de Rome et du Tibre. »

Sachant en outre que, conformément à la particularité -positive- de cette collection (voir mon précédent compte-rendu à ce sujet), des historiens introduisent le roman en décrivant la Nice romaine de l’époque, au travers par exemple de la petite distance territoriale entre la Nikaïa portuaire grecque et la Cemenelum romaine, distinction qui n’est pas forcément présente à notre esprit.
Les endroits environnants sont suggérés par des images parfois marquées, où l’esprit de la vieille Rome se charge de conduire nos pensées vers des symboles forts, ainsi à La Turbie : « Dans la lumière rasante d’un soleil déclinant, le trophée d’Auguste s’élançait vers le ciel comme le poing d’un dieu… »

Car le « style » romain, va imprégner, outre les lieux -comme celui que je viens de citer- le comportement des personnages et, avant tout, l’héroïne, Cornélie, l’impératrice déchue, dont le destin sera le fil conducteur de ce livre : « En fuyant (…), elle s’était toutefois promis de préserver la seule chose que l’histoire avait daigné lui laisser : cette dignité, tôt cultivée, qu’elle avait pratiqué chaque jour de sa vie auprès de Galien. Elle repensa aux leçons de Marc-Aurèle et se sentit un peu mieux : il était vain de vouloir que le monde soit autrement que ce qu’il était… ». Et, plus loin, évoquant la mort  -violente- de ses fils : « Je les ai pleurés, sans m’enfermer dans la douleur, sans me lacérer la poitrine. Je les ai pleurés avec la dignité qui sied à une Romaine (…). J’ai tenu ma place et mon rang, à côté de mon époux, de mon empereur, au nom de la gloire, de la splendeur, de la nécessité de Rome… » Mais nous verrons tous les protagonistes, y compris chez ceux où on l’attendrait le moins, avoir été marqués de cette empreinte civilisatrice ; j’aurai à y revenir…

Mais en cette époque troublée (IIIème siècle après JC), cette Rome tardive est ébranlée dans ses profondeurs. Plus que les Barbares aux frontières, la source de la plus forte tension est morale. Partout progresse le christianisme dont les membres constituaient alors une active secte (au sens non péjoratif du terme), tenue à une semi-clandestinité. Cette « chaîne de fidélité » comme la nomme Ugo Bellagamba, va tisser un réseau, autour de Cornélie, tout au long du récit.

L’auteur sait rendre à ce propos l’ambigüité de l’époque. Un jeune esclave, disciple du philosophe néo-platonicien Porphyre, exprime avec fermeté des affirmations résolument païennes (« le Dieu unique des chrétiens n’est qu’un démon mineur« ), tandis que Cornélie, bien que porteuse, comme je le rappelais, de l’esprit romain le plus strict, n’hésite pas à se rapprocher (sans y adhérer) de la foi nouvelle, certainement en mémoire de son défunt mari, Gallien, qui avait conduit une politique de tolérance, mais également par réalisme vis-à-vis de la force potentielle des idées montantes : « ce qui compte, ce n’est pas ce que disent les chrétiens (…), c’est ce que les gens qui les écoutent comprennent en fonction de leurs espoirs ou de leurs souffrances… » Et enfin, aussi, par amour pour l’un de ces Chrétiens (c’est la plaisante liberté du romancier !)…
Parmi les Chrétiens eux-mêmes, ces militants décidés à aider l’impératrice dont la tolérance leur serait utile, certains ne peuvent se détacher de leurs racines. L’un de leurs chefs, au moment suprême où se joue sa destinée, formule une prière, « non pas au Dieu de la miséricorde, mais à ceux de son premier peuple, les dieux vengeurs des Védiantes qui, quelque part sur cette colline, devaient dormir à jamais et rêver à leur gloire perdue… »
Les Romains aussi, nous offrent l’image de la complexité humaine, faite inextricablement de forces et de faiblesses. Le gouverneur de la ville, homme hésitant, tiraillé sans cesse entre sa discipline instinctive et ses sentiments profonds, inapte aux choix politiques décisifs -ce qui le perdra- sait se ressaisir lorsqu’il se remémore cet esprit romain dont je disais précédemment qu’il est peut-être le coeur vécu du roman. Face aux menées des Chrétiens, perçues comme subversives, il acquiert une certitude : « Les fidèles du Nazaréen ne pouvaient être d’authentiques citoyens de Rome et des cités resplendissantes dont elle avait fait la couronne de marbre de la Civilisation. Ils ne comprenaient pas les vertus civiques, ne prêchaient que la vertu religieuse. A jamais, ceux-là ne donneraient plus au pouvoir politique que leur obéissance, mais plus leur fidélité. »

Après avoir exhorté ses troupes, il voit que « la centurie répondit comme un seul homme » et « il ressentit la vibration jusque dans son thorax. Voilà ce qu’était Rome, en définitive, et non ce qu’elle était devenue… » Il ne va pas s’en prendre à ses adversaires chrétiens pour leur stricte croyance religieuse, qui lui est, finalement, indifférente, mais pour leur incivisme foncier : le fait qu’à ses yeux, ils « trahissent » leur ville…

Pourtant, ce sont ces mêmes Chrétiens qui protègeront jusqu’au bout –quelles que soient leurs raisons pour cela- l’impératrice Cornélie, cette image vivante de la vieille Rome… Les destinées ne sont décidément jamais simples…

L’un de leurs chefs d’ailleurs, ne put échapper à la prégnante atmosphère de « loyauté » absolue qui l’avait entouré jusque là : alors qu’il se rebellait, il « fut soudain submergé par un sentiment de honte : il avait déserté son poste, il ne servirait plus la grandeur de la splendissima civitas cemenelensium (…) Il avait été des années durant l’instrument de l’harmonie. En abandonnant son poste, il la compromettait, au sens cosmologique du terme. La cité risquait de sombrer dans le chaos, qu’ironie suprême, lui-même préparait. Son individualité humaine ne se fondrait plus dans la subjectivité collective de la Cité, formée par ceux qui y vécurent, y vivaient, ou y vivraient à l’avenir. Il perdait plus qu’une citoyenneté romaine… »

Que conclure de tout cela, si ce n’est l’incontournable permanence de cette Rome antique, l’un des piliers de notre civilisation européenne ? Elle sait resurgir, étonnamment vivante, dès lors qu’un artiste, qu’il soit romancier comme c’est le cas ici, ou metteur en scène de cinéma, sait prendre à bras le corps la conception du monde qu’elle a véhiculée autrefois. Prenons ce livre dans notre sac, rajoutons-y peut-être quelques poésies lyriques latines chantant la femme aimée, et allons donc flâner à Cimiez. Le vent nous y parlera…

PS : les amateurs noteront avec plaisir que l’on voit à Vence, rue St Lambert, une inscription romaine, intégrée maintenant aux murs de la vieille ville. Il y est question du passage en ces lieux de l’un des fils de l’empereur Gallien et de… Cornélia Salonine…

Attention aux quelques « coquilles » malencontreuses qui égratignent le livre (édition de juin 2009) : dans la partie historique du début, le plan archéologique inverse les thermes de l’est et de l’ouest et l’une des pages comporte une confusion dans les lignes ; dans le roman, quelques « fautes de frappe » peu nombreuses mais visibles malmènent la langue française (bien que défenseur des racines niçoises, je me permets d’y être sensible…)

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